Enquête de fin de stage

De septembre à octobre 2023, j’ai effectué un stage au sein de l’équipe DATA de la RTS. Dans le cadre de ce stage, j’ai réalisé une enquête consacrée à la violence conjugale dans les couples âgés et aux féminicides dont les victimes sont des seniors. Le résultat de ce travail a été publié sur le site de RTSInfo jeudi 26 octobre 2023.

>> Découvrir l’enquête « De nombreuses femmes âgées tuées dans l’indifférence en Suisse » sur le site de RTSInfo

Plus d'une victime de féminicide sur cinq a plus de 70 ans en Suisse.
Plus d’une victime de féminicide sur cinq a plus de 70 ans en Suisse. [Depositphotos]

Choix du sujet

En arrivant dans l’équipe DATA, j’ai appris à consulter, chercher et éplucher toutes sortes de données. Lors de ma première semaine de stage, j’ai  commencé par me familiariser avec différentes banques de données statistiques.  En quête d’un sujet intéressant, d’un fait étonnant à creuser, j’ai  notamment passé beaucoup de temps sur le site de l’Office Fédérale de la Statistique (OFS) et sur le site Swiss-Impex de l’Office Fédérale de la douane et de la sécurité des frontières (OFDF).

Par intérêt personnel, je souhaitais traiter un sujet en lien avec la culture, ou travailler sur des thématiques relatives à la grossesse et à la maternité, ou encore, trouver une problématique liée à la violence domestique. L’un de mes collègues de l’équipe DATA m’a alors confié qu’il y a quelques mois de cela, lors d’une recherche sur les féminicides en Suisse, il avait été interpellé par une statistique, mais qu’il n’avait pas eu l’occasion de creuser cet élément. Naturellement, cela a piqué ma curiosité…

Point de départ

Dans la statistique policière de criminalité (SPC) apparaît un chiffre surprenant concernant les féminicides: sur les dix dernières années, les femmes seniors, de plus de 70 ans, représentent un peu plus de 20% des victimes de féminicide (alors qu’elles ne représentent que 16% de la population féminine en Suisse). Ce chiffre élevé m’a surpris parce qu’il contraste avec l’image paisible et sans histoire que l’on a des couples âgés. Par ailleurs, j’ai réalisé que même personnellement, je n’avais jamais envisagé les seniors dans des contextes de violence conjugale. De même, la prévention et la communication (jusque dans les mouvements féministes) mettent très peu les vieilles dames en avant, ce qui ne permet pas de les envisager comme des victimes potentielles de la violence domestique et des féminicides.

Le constat d’un tel paradoxe m’a encouragé à poursuivre mes recherches. J’ai voulu en savoir plus sur ces féminicides qui sont, pour rappel, la forme la plus grave de violence conjugale. Or, dans la statistique policière de criminalité comptabilisant tous les délits de violence domestique signalés, j’ai découvert que sur ces dix dernières années, les personnes âgées étaient totalement sous-représentées. Les femmes de plus de 70 ne représentent en effet que 1,4% des victimes,  tous délits de violence domestique confondus, exception faite du meurtre. Des chiffres surprenants qui tranchent totalement avec le nombre élevé de féminicides dont les seniors sont victimes. C’est là qu’a vraiment démarré mon enquête.

Creuser les données

Pour commencer, j’ai sollicité l’OFS à de nombreuses reprises afin d’obtenir des précisions et des confirmations concernant les statistiques que j’avais trouvées. Je voulais en savoir plus sur leur méthodologie pour comptabiliser les divers cas, qu’il s’agisse de délits de violence domestique ou d’homicides conjugaux. Je leur ai aussi demandé des données complémentaires, notamment sur les auteurs des crimes.

Rapidement, j’ai été confrontée à un problème de taille: pour des questions de protection des données, certains chiffres sont peu précis. C’est notamment le cas pour ce qui concerne les auteurs des crimes. En effet, pour éviter la possibilité de faire des recoupements qui permettraient de découvrir les identités d’auteurs de meurtre, certains chiffres sont remplacés, dans les tableaux de l’OFS, par des « X ».  Par ailleurs, il arrive que pour le même crime, il y ait plusieurs auteurs, ce qui n’a pas rendu faciles certains de mes calculs. Dans cette situation, pour ne pas commettre la moindre erreur, j’ai soumis mes estimations à l’OFS qui les a confirmées.

Tableau des violences domestiques: personnes lésées selon âge et sexe. [OFS]
Tableau des violences domestiques: personnes lésées selon âge et sexe. [OFS]
En plus des chiffres et des statistiques, pour avoir toutes les informations nécessaires, j’ai lu énormément de rapports et d’études menées par l’OFS, le BFEG (Bureau Fédéral de l’égalité entre femmes et hommes), et le service intercantonal de La Prévention Suisse de la Criminalité (PSC).

Je me suis ensuite penchée sur les cas de féminicides ayant eu lieu en Suisse ces dernières années. J’ai réalisé qu’en 2023, deux crimes dont les victimes étaient des femmes âgées avaient été relayés par les médias: le cas de Neuchâtel en juin dernier, et le cas de Sierre en mars de cette année. J’ai pris contact avec les polices cantonales concernées pour en savoir plus.

Sous-représentation et sous-médiatisation

D’après les chiffres, les seniors ne semblent pas concernés par la violence domestique. Une sous-représentation statistique confirmée par Georges-André Lozouet, Commissaire-adjoint et Porte-parole de la Police cantonale neuchâteloise, mais aussi par Christophe Dubrit, Chef de service du Centre LAVI Vaud (Centre d’Aide aux Victimes d’Infractions). Cependant les chiffres ne sont pas représentatifs de la réalité du terrain, comme le l’ont confirmés mes deux interlocuteurs. En effet, les statistiques ne comptabilisent que les délits signalés. Les personnes âgées ne sont donc pas épargnées par les violences domestiques, mais elles sont des victimes silencieuses.

Ces deux entretiens ont soulevé un tas d’autres questions chez moi: pourquoi imagine-t-on si peu les personnes âgées comme des gens violents? Pourquoi est-ce un sujet dont on parle si peu? Et surtout, pourquoi les femmes âgées dénoncent moins les violences que les plus jeunes?

Pour comprendre, je me suis tournée vers une sociologue dont les travaux portent principalement sur la question du vieillissement de la population: Cornelia Hummel, de l’Université de Genève. Son analyse m’a permis de comprendre à quel point la vieillesse est un « impensé » dans notre société. En ce sens, la violence conjugale et les féminicides, souvent décrits à tort comme des « crimes passionnels », ne peuvent pas, dans l’imaginaire collectif, concerner les personnes âgées qui sont dépourvues de « passion », de pulsion et de violence.

Les victimes silencieuses de la violence domestique. [Depositphotos]
Les victimes silencieuses de la violence domestique. [Depositphotos]

Des spécialistes pour mieux comprendre

Me restait à comprendre les raisons expliquant le non-signalement des délits. Pour ce faire, j’ai rencontré une psychologue spécialisée dans la prise en charge de victimes de violences, Marta Preti Guimarães, ainsi que la directrice d’un projet de recherche sur la prévention des violences dans les couples âgés, Delphine Roulet Schwab. Toutes deux m’ont confirmé que les seniors ne font généralement pas appel à l’aide disponible, et ne signalent pas, pour de multiples raisons, les cas à la police.

La dépendance financière, affective, pratique (liée à l’âge), la honte, la peur, mais aussi la fierté parfois, sont autant de facteurs qui empêchent les femmes âgées de demander de l’aide lorsqu’elles sont victimes de violence. Et puis, un facteur extérieur explique aussi le phénomène: la prévention et l’aide disponible, même si elles existent, ne sont pas toujours adaptées aux seniors.

Hasard bienvenu du calendrier: le projet de recherche mené par Delphine Roulet Schwab et son équipe à la Haute Ecole de la Source (HES-SO)  développe justement des outils de préventions adaptés aux personnes âgées dans le cadre d’une campagne nationale démarrant en décembre 2023. La preuve sans doute que le sujet est vraiment concernant et qu’il mérite d’être médiatisé.

Un récit essentiel

Suite aux différents entretiens effectués et aux nombreuses informations recueillies, j’avais beaucoup de matière théorique, mais il me manquait l’essentiel pour compléter mon enquête: le témoignage d’une personne concernée par le sujet.

Grâce à l’équipe de recherche de Delphine Roulet Schwab, j’ai eu la chance d’être mise en contact avec une femme de 85 ans, ancienne victime de violence domestique. Elle a accepté de me rencontrer et de me livrer des petits morceaux de son parcours de vie. Son témoignage difficile donne vraiment à cette enquête tout son sens, car il met en lumière les victimes invisibles de la violence conjugale.

Cette rencontre a été très importante pour moi. D’abord pour mon enquête, parce que le récit de cette femme a apporté ce qui manquait à mon article: de l’authenticité et du vécu. Mais aussi, à titre personnel, parce que j’ai trouvé chez cette femme l’idée même de la résilience. Sa bienveillance et le partage sans tabou de son histoire émouvante m’ont marqué et ont donné un véritable sens à mon métier.

De l’enquête écrite au passage à l’antenne

La rédaction de mon enquête s’est avérée fastidieuse tant j’avais de matière, de transcriptions d’entretiens, de chiffres, et de références. Heureusement, grâce à l’aide de l’équipe DATA, j’ai réussi à resserrer mon angle et à rendre les statistiques digestes pour en faire un article cohérent et très intéressant. Je pense que le sujet est essentiel et qu’il avait été largement sous-traité jusqu’à présent dans les médias. Par ailleurs, mon enquête dévoile l’ampleur d’un phénomène que personne n’avait révélé jusqu’ici.

Après avoir rédigé mon papier, j’ai souhaité proposer un traitement complémentaire à la radio. En effet, la révélation du phénomène est une chose, mais je trouvais important de pouvoir offrir des pistes de solutions pour ne pas rester dans la simple constatation de ces violences. J’ai logiquement sollicité les producteurs de l’émission « On en parle » qui ont accueilli ma proposition avec enthousiasme. Jeudi 26 octobre 2023, j’ai donc interviewé Delphine Roulet Schwab, spécialiste en matière de prévention de la violence dans les couples âgés, en direct dans l’émission.

Ma collègue Pauline Rappaz trouvant le sujet passionnant a par ailleurs décidé d’en proposer un petit traitement dans « La Matinale » de La Première jeudi 26 octobre.

Enfin, cette enquête fera l’objet d’un sujet diffusé au TJ de la RTS au mois de décembre, au moment du lancement de la campagne nationale de prévention des violences dans les couples âgés.